L'idée
de Samuel était belle et folle : monter l'Antigone de Jean Anouilh à
Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque
camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler
ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin
saccagé.
Samuel
était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il
m'a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l'a fait
promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai
dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à
la paix. Avant que la guerre ne m'offre brutalement la sienne …
Dans
le monde du spectacle, le quatrième mur est ce mur imaginaire qui
sépare les acteurs du public, ce mur qui sépare l'univers que l'on
joue, dans lequel on s'immerge, de la réalité, ce mur qui protège
de la beauté mais aussi de la laideur du monde.
Jusqu'à
maintenant, ce que j'avais pu lire de S. Chalandon avait été synonyme de
« claques ». Au pluriel. Profession du père m'avait bouleversée, Mon traître m'avait embarquée et avait
fait vibrer mon âme.
En
attaquant le Quatrième mur,
je m'attendais à ressentir la même chose. Tout de suite. Dès la
première page. Mais ce ne fut pas le cas. Alors le scepticisme m'a
gagnée. L'aspect politique, déjà présent dans Mon
Traître et
dans Profession du Père
était là. Encore. J'avais du mal à voir où l'auteur voulait en
venir, je peinais à m'attacher à ces personnages qui évoluaient sous mes yeux.
Et
puis, d'un seul coup, sans que je m'en rende compte, j'ai basculé.
Je
crois que d'une certaine façon, j'ai franchi le quatrième mur qui
me préservait de la réalité du roman, un peu comme Georges qui franchit ce mur et voit. Enfin. Il ouvre les yeux sur
Beyrouth.
Les mots ont décollé, ont pris leur envol, et la claque
m'a percutée. Enfin non, pas une claque. Un coup de poing, un vrai.
Un choc littéraire qui foudroie le cœur. Parce qu'il ne peut en
être autrement.
Je
suis admirative de la plume de M. Chalandon qui est capable
d'insuffler une telle force à son récit. Evoquer la guerre, les bains de sang, le pari fou
de faire s'allier, pendant une pièce de théâtre, des ennemis
mortels est une tâche difficile, complexe, délicate. S'allier pour oublier les divergences religieuses ou
politiques, dresser un quatrième mur, symbole de ce que devrait être
l'Humanité.
Dans
ce récit, pas de fioritures, pas de faux ornements. L'essentiel,
juste l'essentiel. Comme cette humanité après laquelle court le
narrateur, cette quête de l'Homme. Et sans m'en rendre compte, j'ai
pleuré dans cette salle d'attente. J'ai pleuré pour Imane, j'ai
pleuré pour Louise, pour Samuel, pour Georges, pour les autres. Le
quatrième mur ne me protégeait plus et la réalité explosait, tout
comme les bombes qui s'abattaient sur Beyrouth. J'ai pleuré pour
Antigone, je me suis replongée dans le texte d'Anouilh inséré par
bribes dans le récit, parce que cette histoire est universelle et que le
symbole est beau.
Quelle
habilité pour parler de l'horreur qui dévore les entrailles...
Quelle habilité pour parler de l'inhumain...
Et quelle habilité
pour parler de frères, d'amour au-delà des différences.
Et
la déception s'est envolée pour faire place à un profond sentiment
de gratitude. Que les mots peuvent être puissants...