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Toute ressemblance
avec des faits réels ne serait que pure coïncidence.
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J'ai terminé, il y deux
semaines, la première saison de Outlander, la
série adaptée de la saga de Diana Gabaldon. Depuis, je
me sens étrange, comme si un vide immense avait envahi ma
poitrine. C'est une image que l'on retrouve souvent dans la
littérature, mais pour la première fois, elle prend tout son sens.
Comment fait-on pour combler ce trou dans le coeur, ce creux dans
l'âme? Comment fait-on quand on a l'impression d'errer comme un
fantôme dans une vie livresque où les pages semblent incapables de
combler l'âbime qui nous habite?
Je ne suis pas du genre à
vagabonder entre deux mondes, je suis quelqu'un de pragmatique, c'est
donc très logiquement que je suis revenue à l'origine même de ce
geyser d'émotions en m'immergeant pour la énième fois dans la saga
originelle. Je voulais redonner à mon petit coeur un
souffle-pansement, ramener de l'oxygène dans mes poumons, juste le
temps que la crise ne passe. Je suis une habituée de ces crises,
elles finissent toujours par passer.
Sauf celle-ci.
Après avoir relu pendant
une semaine toujours les mêmes passages, les émotions qui m'avaient
redonné vie ont recommencé à s'éteindre. Il me fallait du neuf,
des mots inédits, des histoires inattendues... Et ce n'est pas chose
si facile... Une plongée dans ma Pal pourtant dodue n'a pas suffi,
la crise refusait de céder du terrain. Elle était toujours là,
prédateur dans l'ombre, nichée dans ma poitrine, me murmurant que
tant que je n'aurais pas trouvé le bon remède, elle ne me
quitterait pas. La garce !
Une seule solution pour
trouver un remède temporaire qui la ferait reculer, pour appliquer
un pansement qu'elle n'arracherait pas en affichant un petit air
supérieur : aller voir mon médecin traitant. Après tout,
c'est lui qui prescrit remèdes et autres traitements, peut-être
pourrait-il m'aider?
C'est la raison pour
laquelle je me trouve dans cette salle d'attente, cette pièce
exiguë, aux murs recouverts d'affiches contre les MST, assise sur une
chaise bancale, à côté d'un monsieur d'un certain âge qui doit
souffrir atrocement de maux de ventre à en juger par les
flatulences qu'il lâche à intermèdes réguliers, et d'une jeune
maman accompagnée de son fils un brin braillard que j'ai envie
d'étrangler avec la lanière de mon sac à main.
Je me concentre sur la
porte. Si je le veux très fort, peut-être qu'elle va s'ouvrir, me
libérant ainsi de ce calvaire. Allez, petite porte, ouvre-toi !
D'abord la poignée, ce n'est pas compliqué, elle entame sa
descente vers la verticale, ensuite un espace se libère entre la
chambranle et le panneau, espace qui grandit, grandit pour voir
apparaître le médecin. Non, toujours rien. J'essaye autre chose,
c'est quoi déjà la formule ? Sésame ouvre-toi !
Je prends une profonde inspiration et le pense avec plus de
conviction. Sésame ouvre-toi !
La porte reste
désespéramment close. Bon, bon, bon... Une dernière tentative.
D'un bond, je me dresse
sur mes pieds et, en pointant le doigt vers la porte, je crie:
– Sésame ouvre-toi !
Monsieur-mon-voisin
sursaute et une nuée de pets tonitruants s'envole, le gamin hurle de
surprise avant de plaquer sa main sur son nez et de jeter un regard
assassin à monsieur-mon-voisin en protestant vivement: "Maman,
le monsieur il pue !"
La maman réagit immédiatement en
pinçant le coude de son fils-chéri et le réprimande.
– Mon chéri, on ne dit pas ce vilain
mot, je te l'ai déjà dit, on dit "le monsieur ne sent pas très
bon".
Monsieur-mon-voisin, sans doute sous l'effet de la contrariété, se crispe et...
La porte s'ouvre et
apparaît mon médecin, toujours aussi bedonnant, toujours aussi
cinquantenaire, les cheveux toujours aussi absents, les joues
toujours aussi rougeaudes. Mais au moins, il est là, ce Messie de la
Médecine qui va pouvoir m'aider.
– Un problème, Madame?
Je suis debout et j'ai le
doigt pointé en direction de la porte, ou plutôt de son ventre
maintenant, étant donné que la porte est ouverte. Je me ressaisis
aussitôt et plaque mon sac à main contre moi avant d'entrer d'un
pas décidé dans la salle qu'il y a derrière lui.
Il me fait assoir en face
de lui. Je consulte peu mon médecin traitant, j'ai une santé de
fer. Il a un sourire bienveillant qui me tranquillise un peu, même
si j'ai l'étrange impression que le drôle de squelette grandeur nature qu'il a derrière lui me fixe.
– Alors Madame, qu'est-ce que je peux
faire pour vous ?
Je me tortille un peu les
mains. Le squelette me fixe toujours bizarrement, c'est une copie
d'une très grande qualité, il semble étonnamment vrai. Je serre un
peu plus mon sac contre moi avant de me lancer, je suis là pour ça,
après tout.
– J'ai fini Outlander.
Il me regarde avec un drôle d'air.
– Vous avez fini quoi?
– Outlander...
– Et c'est quoi? Du whisky ? Ça
sonne comme un nom de whisky.
Ses joues me soufflent que c'est un
connaisseur.
– Non, non, c'est une série tv...
Adaptée d'un livre, ajouté-je avec empressement.
– Ah... Je ne connais pas. Et donc,
quel est votre problème ?
– Ben, je l'ai finie... Et j'ai fini
tous les livres. Je les ai même relus. Plusieurs fois. J'ai même
marqué les passages que je préférais.
– Oui... Et ?
Il ne me comprend pas ou
quoi ? Je ne suis pas suffisamment claire ? Je me mets sur
mes pieds et jette mon sac sur son bureau qui percute son
presse-papier et son bloc d'ordonnances. Mon médecin n'aime pas
l’informatique, c'est un puriste de la plume et du papier.
– Et je n'ai plus rien d'autre à
lire !
Il attrape mon sac et le
pose prudemment le long de sa table de travail. Il prend quelques
secondes pour remettre un peu d'ordre et griffonne quelques mots sur
le carnet qui avait échoué à ses pieds.
– Voyons Madame, la mère des livres
n'est pas morte. Il suffit d'aller dans une librairie et...
J'abats ma main sur le bureau. Il
sursaute et écarquille les yeux.
– Mais non !
Je hausse le ton.
– Je sais bien qu'il y a plein de
livres ! Je ne suis pas idiote non plus !
Il pince les lèvres, je ne sais pas
comment interpréter son geste. Je décide de ne pas en tenir compte
et je continue.
– Je parle de livres de highlanders.
– Les highlanders écrivent des
livres ?
Mais il le fait exprès ou quoi?
– Non, des livres qui parlent de
highlanders.
Je commence à faire les
cent pas dans son cabinet. Expliquer mon problème s'avère plus ardu
que ce que je ne croyais. Je pensais pourtant que ça allait être
simple : j'expose le problème, et hop... Un remède.
Il penche la tête tout
en continuant l'écrire.
– Je ne vois toujours
où est le problème. Ma femme en lit, je trouve d'ailleurs les
couvertures un peu olé olé... et si je veux en regarder un d'un peu
plus près, elle me l'arrache des mains et le cache tout de suite
dans le tiroir de sa table de nuit.
– Eh bien voilà le problème! C'est
ça !
– La table de nuit ?
Je pousse un long soupir.
– Non... le problème est que les
auteurs pensent qu'il suffit d'un highlander aux abdos en béton en
couverture et d'avoir un héros qui s'appelle "Mac
quelque-chose" pour avoir un livre de highlanders.
– Et ce n'est pas le
cas ? Parce s'il y a des highlanders, pour moi, c'est que c'est
un livre de highlanders.
– Mais non, pas du tout ! Vous
n'y connaissez rien !
En deux enjambées je
suis à son bureau et mes mains s'abattent en même temps le bois
massif. Mon médecin recule tellement son siège qu'il percute la
bibliothèque placée derrière lui. Par effet domino, le squelette
tremble, tangue, je crois même que ses os vont se détacher un à
un. Il finit par se stabiliser et les orbites vides de ses yeux se
posent de nouveau sur moi.
– Qu'il y ait des highlanders ne veut
pas dire que c'est un bon livre! La saga de Margaret Mallory en est
un bon exemple, et ce n'est pas la pire... J'en ai lu trois...
Je m'aide de mes doigts pour les
énumérer.
– J'ai lu Le
séducteur, Le guerrier et Le gardien, et bon...
D'accord il y a des hommes virils, des kilts sans rien dessous, des
demoiselles en détresse qui ont quand même un sacré caractère,
mais ça ne fait pas tout...
– Ce n'est pas ce que
vous recherchez ?
Sa plume continue de
courir sur son carnet. Je hausse encore le ton, je crie presque
maintenant.
– Je veux plus! Je veux
une vraie histoire, qui me fasse découvrir un contexte historique,
que j'en apprenne plus sur la vie dans les Highland à l'époque, qui
ne tombe pas dans les stéréotypes trop faciles et qui masquent
justement une méconnaissance de la part de l'auteur, qui me fasse
frémir et qui ne soit pas bâtie qu'autour du sexe. Je veux que le
rythme soit bien mené, avec de l'action, mais aussi quelques moments
de répit et que ce soit bien écrit.
Je me laisse tomber sur
la chaise. Le coussin se plaint dans un "pof" qui me
rappelle les désagréments de monsieur-mon-voisin de la salle
d'attente.
– En gros, vous croyez au Père
Noël ?
Mon médecin fronce
tellement les sourcils qu'ils recouvrent presque entièrement ses
yeux, comme si un rideau teinté d'argent était tombé dessus. Sa
plume s'est lancée dans une course frénétique sur le papier.
– Mais non! Ça existe,
je sais que ça existe! J'y ai cru avec Le conquérant de
Heather Grothaus, j'y ai cru... Bon, la couverture m'avait fait un
peu peur, mais un corps de Highlander bien bâti, c'est vendeur,
stratégie commerciale, je peux comprendre. Il ne faut pas s'arrêter
aux apparences. Tout allait bien, le début n'était pas mal. Le
personnage de Haith était prometteur. Le récit était un peu
rapide, un peu trop survolé, mais il y avait cette couleur sympa
dans cette trame qui me faisait espérer... Jusqu'à ce que l'auteure
introduise de la magie. De la magie !
– Il y a des croyances en Ecosse,
vous savez. Le folklore est riche, m'interrompt mon médecin en se
massant discrètement la main qui tient le stylo.
Il a noirci déjà deux pages, il doit
avoir un début de crampe.
– Vous l'avez dit, des croyances, du
folklore... C'est ça l'Ecosse, et c'est vraiment intéressant. mais
pas de la vraie magie. C'est bon pour Harry Potter ça !
– Vous avez lu Harry Potter ?
La question a l'air importante, il
attend ma réponse avec attention.
– Je ne vois pas le
rapport ! Je vous parle de highlanders et de soucis de véracité
historique, et vous de Harry Potter ! Et en plus la plume n'est
vraiment pas super au final... Elle est un peu trop facile. Le héros
passe son temps à soupirer pour sa belle et à espérer qu'elle
finisse dans son lit, alors qu'elle, elle fait de la magie en se
disant que, comme elle a vu le héros dans ses rêves, c'est lui...
Et en plus, comme si ce n'était pas suffisant, la pauvre bichette a
une malédiction sur le dos. Si elle s'éloigne de l'Elu que le
destin a choisi pour elle, elle va mourir.
– C'est une jolie histoire je trouve,
une belle image de l'amour...
– Mais non ! Dans
le bouquin, c'est une vraie malédiction, un truc qui se produit,
pour de vrai. Quelque chose d'empirique. Pas une légende... Pas du
tout réaliste...
Il balaye une poussière imaginaire
devant lui.
– Bon, en gros, vous n'aimez pas...
Et vous voulez que je fasse quoi pour vous ? Vous m'avez l'air
un peu agité. Vous dormez bien la nuit ?
Je m'enfonce un peu plus dans ma
chaise.
– Oui, mais je veux des
highlanders... Je veux juste un bon récit de highlanders, une
histoire sérieuse, travaillée, qui me fasse vibrer, et pas le truc
qu'on expédie en trois cent pages et qui laisse un goût d'inachevé.
Ses doigts boudinés se
referment sur son Vidal. Il le consulte brièvement. Je l'entends qui
marmonne.
– Syndrome du
Highlander, évidemment, il n'y a rien...
Il reprend à haute voix.
– Je n'ai pas ça en
stock. Je vais vous prescrire un peu de magnésium, et des plantes
pour vous détendre. On va aussi faire une prise de sang, pour vérifier que tout va bien. Et on va se revoir. Disons, la semaine
prochaine. Vous devriez commencer à sentir les effets. Vous semblez
fatiguée. Vous travaillez beaucoup non? Il faut lever le pied,
attention au surmenage.
La porte de son cabinet
se referme doucement derrière moi. Je tiens une ordonnance entre les
doigts. Mais je n'ai rien sur les highlanders. J'aurais peut-être dû
consulter sa femme, elle a sans doute des pistes. J'en parlerai à
mon médecin la semaine prochaine.