Affichage des articles dont le libellé est Episode 26. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Episode 26. Afficher tous les articles

samedi 17 octobre 2015

Là où j'irai, Gayle Forman

Il y a trois ans, il l'a suppliée de rester. À tout prix. Et Mia est sortie du coma. Pour quitter Portland, peu après, pour le quitter lui. C'était le prix à payer. Et la voilà de nouveau en chair et en os. Ce soir, Carnegie Hall est à guichets fermés. Tout New York est venu admirer sa virtuosité au violoncelle. Et Adam s'est glissé dans la salle. Lui, la rock star à la vie dissolue, pourchassé par les paparazzis, il tremble... Souvenirs et mélodies affluent – retrouvailles en si majeur...
---------------------------------
Résumé des Chroniques de la Liste-noire-des-livres-interdits.
Une sombre menace plane sur nos livres-chéris, sur ces ouvrages qui nous transportent jusqu'à pas d'heure dans la nuit et nous font rêver encore et encore dans la journée : les Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre les ont déclarés « dangereux pour l'humanité », et nous somment, nous, les humbles lecteurs, de les leur livrer. Voici l'histoire de notre rébellion! 
----------------------------------
Les gargouilles me fixent de leurs yeux immobiles et mon corps est aussi figé que la pierre dans laquelle elles ont été sculptées. Je suis incapable de détourner le regard. Des chats se livrent à une rixe nocturne et leurs cris stridents déchirent la nuit.

– C'est fermé !
La main de Melliane est posée sur l'épaisse poignée qui garde l'entrée. Elle tourne dans le vide.
– Humpfff...
S'aidant de son épaule comme d'un bélier, Roanne essaye de pousser la porte, mais sans succès. L'église est vraiment fermée.

L'éclair d'un mouvement traverse mon champ de vision. Je reporte mon attention sur l'une des gargouilles. A-t-elle bougé ? Je plisse les yeux, espérant enfin apercevoir ce que mes rétines se refusent à voir. Elle est toujours aussi immobile. Illusion d'optique. Et sixième sens défaillant. Je devrais l'emmener à la révision. La gargouille n'a pas bougé d'un pouce.

– Eh, oh... Un peu d'aide ne serait pas de refus ! m'interpelle Roanne.
Les filles sont venues en renfort, épaules et dos plaqués contre le bois épais de la porte. Sans effet.
– On dit que l'union fait la force, alors c'est le moment, les filles ! tenté-je de les motiver en me joignant à elles et en poussant de toutes mes forces. 
Les semelles de mes chaussures glissent sur le marbre du parvis. Rien, l'église reste désespérément close.

– Quelqu'un peut me rappeler pourquoi on est devant une église ? ronchonne Johanne. Surtout qu'il pleut!
Pour corroborer cet état de fait, j'éternue bruyamment. Le porche de l'église n'est qu'un mince rempart contre les torrents de pluie qui s'abattent sur nous.
– Chuttt ! me fait Bea en me lançant un regard noir.

– Bon, comme on est là, il faut qu'on trouve un moyen d'entrer, réfléchit Melliane à voix haute. Il doit y avoir une porte de service, ajoute-t-elle.
– De service ?
– Ben oui, l'entrée des artistes...
L'entrée des artistes ? Mais nous ne sommes pas dans un théâtre ! Inutile de le lui faire remarquer, elle est déjà en train de longer l’église, les filles sur ses talons.

Lentement, nous faisons le tour du bâtiment. Je ne peux m'empêcher de jeter un dernier coup d'oeil à la gargouille. J'ai l'impression que son œil de pierre nous suit du regard. Ça doit être la pluie qui brouille mes sens, il n'est matériellement pas possible qu'une gargouille en pierre puisse nous suivre des yeux.
Je tape sur l'épaule de Lupa qui sursaute. Je ne suis pas la seule à être tendue.
– Hey, Lupa ! Tu n'as pas l'impression qu'elle nous regarde ?
J'ai besoin de vérifier, juste au cas où... Lupa se concentre quelques secondes.
– Non...
Elle me met la main sur le front et fait une grimace.
– Tu n'as pourtant pas de fièvre !
Non, mon sixième sens a vraiment besoin d'une révision, c'est tout !

Les filles ont disparu de l'autre côté de l'église. Au loin, des bruits de tôles froissées retentissent. Quelqu'un a dû griller une priorité. Nous hâtons le pas pour les rejoindre.

Melliane est maintenant juchée sur les épaules du Chat. Johanne s'est reculée de quelques mètres et tend le doigt vers un vitrail terni par les années.
– Il y a une ouverture là !
Elle trépigne d'excitation.

Je m'approche lentement. Effectivement, une plaque a été fixée tant bien que mal pour dissimuler un trou dans le vitrail. Elles veulent rentrer dans une église par un trou dans un vitrail ! Est-ce qu'on a le droit de faire ça ? Si le Dieu en question existe, est-ce qu'on ne va pas le mettre en colère ? Parce qu'on n'a pas besoin de nouvelle divinité contre nous. Il ne faudrait pas leur donner l'idée de faire un club...

Mes dents claquent, autant de froid que d'appréhension. On aurait dû voter pour savoir si on devait rentrer. Melliane a déjà passé l'avant de son corps, Bea et Lupa lui servent maintenant d'appui pour les pieds.

Pourquoi est-ce qu'on est là déjà ce soir ? Ah oui, pour sauver les livres-interdits de la colère des Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre. Là où j'irai en fait partie. J'avais adoré Si je reste et ses accents de violoncelle, mais je crois que Là où j'irai est plus haut dans la liste de mes coups de cœur. Suivre Mia et sa lutte pour la vie avait été une véritable tornade d'émotions, mais avec Adam, j'ai eu l’impression de rentrer dans l'oeil-même de la tornade. On oublie bien souvent qu'il n'y a pas que la personne touchée qui souffre d'un drame. Son entourage aussi en est victime. Comment agir ? Que faire pour aider ? Que faire pour combler la perte ? Et pas de réconfort possible pour eux, ils doivent être des piliers, ils n'ont pas subi.

C'est ce qu'à vécu Adam avec la tragédie de Mia. Il n'a pas été une victime, mais un pilier. Interdiction de penser à la perte qui l'a frappé lui aussi. Les parents de Mia ? Ce n'était pas les siens après tout. Le petit frère ? Idem. Et Mia qui n'est plus la même ? Il serait bien égoïste de se plaindre. Elle est encore en vie après tout. Jusqu'à ce qu'elle ne disparaisse, sans une explication, le laissant avec sa douleur et le vide de l'absence de ceux qu'il a perdus. Commence alors la descente aux enfers alors que son groupe de rock est propulsé sur le devant de la scène. Mais personne ne voit qu'Adam est brisé. Personne ne sait que le violoncelle résonne encore dans son corps et que son cœur bat au ralenti. Personne ne comprend qu'il n'est plus qu'un corps sans vie. Jusqu'à ce que sa route ne croise, par le plus grand des hasards, celle qui lui a tout enlevé mais à qui il ne peut rien reprocher. Et si la vie lui donnait au moins l'occasion de comprendre ?

– On va rentrer par là ? s'enquiert Lupa d'une petite voix hésitante tout en signalant le trou.
– Euh, je n'ai pas mon brevet de cambrioleuse, hésite Bea.
– On ne va pas cambrioler, on va sauver des livres... rétorque Le Chat.
– Dit comme ça... cherche à se convaincre Lupa.

Sauver des livres... Sauver une âme. Tout peut tellement changer en une nuit. Et si les filles avaient raison ? Si on pouvait tout changer, comme ça, rien que dans une nuit ? Voilà le récit d'Adam, ses explications, son être fragmenté... et sa reconstruction. Parce qu'en une nuit, tout peut changer.

Je fais un pas vers les filles.

– Le Chat a raison, il faut entrer.
Le Chat s'approche de moi à pas feutrés et me pose la main sur le front.
– Tu es malade ? Oui, tu as de la fièvre.
– Oui, finalement, elle a de la fièvre, corrobore Lupa. Elle a même vu une gargouille bouger !
Il va falloir que je réfléchisse à déposer un concept pour mon bazooka mental. Je me contente pour le moment d'adresser mon regard le plus noir à Lupa qui se contente de hausser les épaules avant d'ajouter.
– Hey, moi je m'inquiète pour toi, c'est tout !
Mais oui, mais oui... Je ne peux retenir un éternuement bruyant avant de protester.
– Non, pas du tout, je n'ai pas de fièvre! Et j'ai juste eu une impression avec la gargouille...
Johanne s'approche à son tour et renouvelle le rituel. Mon front est en passe de devenir une autoroute de la prise de température.
– Ben si, tu as de la fièvre. Tu dis que Le Chat a raison !
Bea et Lupa gloussent en silence.
– Mais j'ai toujours raison ! ronchonne l'intéressée.
– Je n'irai pas jusque-là, nuancé-je, mais bon ta théorie se tient.
– Quelqu'un pourrait m'expliquer pourquoi sa théorie se tient ? Parce que moi, il me faut une bonne raison pour rentrer comme ça dans une église, demande une Bea pas très rassurée.
– Et par un vitrail en plus... Et sans lampe-torche ! renchérit Lupa.
– Sans parler qu'on est à côté du siège des livres-addicts et que si on attend trop, on va se faire repérer, sifflotte Roanne.
– Et moi la Cerbère-Rousse, moins je la vois... poursuit Johanne.

Le Chat pousse un profond soupir de lassitude et sort le petit papier où Roanne a copié les prophéties.
– Les prophéties parlent "d'arche", et une église a des arches dans sa structure. Elles disent aussi que « le temps se confond », dans une église, il y a plusieurs temps mélangés, le passé, le présent et le futur...
– Mouais, répond Bea pas très convaincue.
Le Chat n'a pas le temps de continuer son explication.
– Euh, les filles, vous ne m'oubliez pas hein !
La voix de Melliane résonne depuis l’intérieur de l’église.
– Non, parce qu'il fait noir... En plus, ça sent bizarre ! Et j'ai l'impression que je ne suis pas seule...

Roanne pointe du doigt le trou dans le vitrail.
– Elle est dedans...


Bon ben, quand faut y aller, faut y aller...