mardi 28 avril 2015

Le soleil sous la soie, Eric Marchal



Dans les dernières années du XVIIe siècle, un des plus petits États d'Europe, le duché de Lorraine, se relève de l'occupation française et des guerres dans l'espoir de connaître une génération de paix. Nicolas Déruet est chirurgien ambulant. Son destin va basculer le jour où il rencontre Marianne Pajot, accoucheuse à Nancy. Emprisonné à la suite d'une opération où le patient est décédé, Nicolas est obligé de s'exiler dans les armées de la coalition, en guerre contre les Turcs. Des campagnes lorraines aux steppes hongroises, des masures abandonnées aux ors des palais royaux, il connaîtra le destin hors norme d'un homme guidé par l'amour et l'ambition de révolutionner la médecine. 

Ce n’est pas un secret,  je rentre dans la catégorie des acheteurs compulsifs de livres, ce qui fait que les raisons de la présence de tel ou tel ouvrage dans ma bibliothèque sont souvent aléatoires. C'est on ne peut plus vrai pour Le soleil sous la soie. Un petit tour sur le site web de la librairie d’occasion que je visite parfois (enfin, euh... régulièrement... bon d'accord, très souvent...), il est là. Je me souviens d’en avoir vaguement entendu parler, le prix est attractif, je clique, et il intègre ma PAL. Cette même PAL qui siège sur mes étagères (et qui a toujours la fâcheuse tendance à croître, croître, croître sans que je sache vraiment pourquoi, c'est un véritable mystère cette PAL, je vous le dis!) et dans laquelle je plonge régulièrement, juste pour le plaisir de laisser courir mes doigts sur les couvertures. Ils se sont arrêtés sur ce roman. Et je n’ai aucun regret…

Je suis partie en voyage avec Nicolas Déruet et l’ai accompagné sur les chemins de Nancy et jusqu'aux tranchées hongroises. Porté par une écriture très élégante, et aux accents de l’époque (qui m’ont déstabilisée pendant les premières pages pour finalement m’envelopper), ce roman m’a littéralement fait remonter le temps. Le XVIIIe siècle est sur le seuil de la porte, avec lui ses conflits, politiques d'abord –le duché de Lorraine et la France notamment-, sociaux ensuite –l’insertion dans le récit de l’intégration des Roms est d’une habilité déconcertante-, mais également professionnels. La médecine est divisée. Plutôt que de s’imbriquer comme les pièces d’un puzzle et ainsi se compléter, ses différentes branches s’affrontent dans une lutte parfois déloyale.

En plus de s'être livré à une remarquable reconstruction historique (les cas de médecine que rencontre Nicolas sont d'une précision incroyable), Eric Marchal a su créer une intrigue sans vrais temps morts, pimentée d’histoires d’amour et d’amitié qui sont autant de reflets de l'évolution de nos personnages. Marianne? Rosa? Finalement la question n'est pas là. Tout n'est qu'une question de moment. De qui on est. De qui on devient. De ce que l'on veut être. J'ai suivi avec passion le parcours de Nicolas, cet homme en prise avec son époque.

Je me suis surprise à tourner les pages, à lire attentivement les cas de médecine et je me suis immergée pleinement dans ce récit, peinant à sortir de mon apnée pour reprendre mon souffle. Cela faisait très longtemps qu’un roman historique ne m’avait pas captivée autant.

Et comme d’habitude, un lourd dilemme m’adresse un sourire narquois : je n’ai plus de romans dans cette veine dans ma PAL… Elle est encore trop petite…


PS : Non, non, je refuse de vous donner le chiffre de ma PAL. Petit indice, il y a trois chiffres, et il ne commence pas par un « 1 »… Mais chuuut, je ne voudrais pas que vous-savez-qui soient au courant. J’ai suffisamment de problèmes avec eux…

vendredi 17 avril 2015

Maman a tort, Michel Bussi

Mardi 2 novembre 2015. Lorsque Vasile, psychologue scolaire, se rend au commissariat du Havre pour rencontrer la commandante Marianne Augresse, il sait qu'il doit se montrer convaincant. Très convaincant. Si cette fichue affaire du spectaculaire casse de Deauville, avec ses principaux suspects en cavale et son butin introuvable, ne traînait pas autant, Marianne ne l'aurait peut-être pas écouté. Car ce qu'il raconte est invraisemblable : Malone, trois ans et demi, affirme que sa mère n'est pas sa vraie mère. Sa mémoire, comme celle de tout enfant, est fragile, elle ne tient qu'à un fil, qu'à des bouts de souvenirs, qu'aux conversations qu'il entretient avec Gouti, sa peluche... Vasile le croit pourtant. Et pressent le danger. Jeudi 4 novembre 2015, tout bascule. Le compte à rebours a commencé. Qui est Malone ?
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Résumé des Chroniques de la Liste-noire-des-livres-interdits.
Une sombre menace plane sur nos livres-chéris, sur ces ouvrages qui nous transportent jusqu'à pas d'heure dans la nuit et nous font rêver encore et encore dans la journée : les Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre les ont déclarés « dangereux pour l'humanité », et nous somment, nous, les humbles lecteurs, de les leur livrer. Voici l'histoire de notre rébellion! 
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Salon du Livre de Paris

Mon pied vient de buter contre une plaque de carrelage mal scellée sur le sol. Je m'arrête immédiatement. Les murs tremblent, le plafond tremble, tout tremble autour de moi. Des cris commencent à fuser, mais mon corps est figé. Je pousse la dalle du bout du pied. Elle ne se déplace pas d'un millimètre. C'est étrange, tout est en mouvement autour de moi, sauf elle.

Melliane me rejoint et me prend par le bras. Je reste concentrée sur la dalle.
« Allez, bouge, Livre-vie... Un tremblement de terre ! »
Elle me tire légèrement, mais je résiste. Quelque chose m'incite à penser que ce n'est pas un tremblement de terre normal, que les apparences sont trompeuses.

Ne jamais se fier aux apparences. Mon instinct me hurle que ce n'est pas ce que l'on croit.

Une voix de femme qui se veut rassurante retentit dans les haut-parleurs du hall.

« Mesdames et Messieurs, nous vous demandons de vous diriger dans le calme vers les sorties de secours. Ce n'est qu'un tremblement de terre, le bâtiment a été prévu pour résister aux catastrophes naturelles. Pas de panique, s'il vous plait. »

Des catastrophes naturelles à Paris ? Mais on n'est pas à Pékin ! Il n'y a jamais de tremblements de terre à Paris!

Le Chat et Johanne nous rejoignent, et Johanne me donne un petit coup sur la tête du plat de la main.
« Eh, il faut bouger ! 
– Ils n'ont pas encore ouvert les portes des issues de secours, c'est bizarre..." observe le Chat.

Je pousse encore du bout du pied la fameuse dalle. Elle ne bouge toujours pas. J'aperçois, du coin de l'oeil, Melliane qui se raccroche à une table voisine pour conserver son équilibre. Ses cheveux se sont libérés de sa queue de cheval et tombent de façon désordonnée sur son visage. Le Chat a les pieds bien ancrés sur le sol, et écarte légèrement les bras pour ne pas chanceler. 

Je ne cesse de me répéter qu'il ne faut jamais se fier aux apparences, c'est une leçon que j'ai tirée des différents romans de Michel Bussi. Nymphéas Noirs, Ne lâche pas ma main, et maintenant Maman a tort. Le génie de M. Bussi ne cesse de m'étonner. Je sais pourtant que rien n'est en réalité ce qu'il semble être, mais chaque fois, je tombe dans le panneau.

Je pousse un peu plus fort la dalle.
« Elle nous fait une attaque cérébrale ou quoi ?" s'inquiète le Chat.
Je vois les doigts de Johanne qui passent devant mes yeux.
« Eh, oh... »
Cela me fait sortir de ma transe, et je lève la tête. Un peu plus loin, je vois une mère qui court en serrant très fort la main de son fils, l'entraînant derrière elle dans une course qu'arrêteront bientôt les portes closes. Le petit garçon porte un t-shirt de superman et la semelle de ses baskets s'illumine à chacune de ses foulées. Il ne doit pas avoir plus de six ans. Un peu plus vieux que Malone dans Maman à tort. Il tient dans sa main libre une petite vache rose en peluche.
« Maman", hurle-t-il quand celle-ci s'écrase sur le sol.

Gouti ! La peluche de Malone ! Je suis sur le point de me ruer vers cette pauvre petite vache rose qui git sur le sol quand un homme se baisse et la récupère. Vasile... En deux enjambées, il est à leur hauteur. La maman s'arrête, et le remercie d'un sourire qui s'agrandit ensuite quand elle le tend au petit garçon.
Que serait-on capable de faire pour un enfant ? Que serait-on capable de faire pour son fils ? Jusqu'où pourrions-nous aller pour protéger le passé et construire l'avenir ? Tant de questions que pose Michel Bussi.

« On fait quoi ? me demande le Chat.
Je jette un coup d'oeil à la ronde. Les issues sont toujours bloquées. Tout ça est décidément bien étrange.
« Il y a un truc qui cloche... finis-je par dire.
–  Mais elle a retrouvé la parole ! » me taquine Meliiane.
Je ne relève pas, ce n'est pas le moment. La dalle aimante mon regard.
« Il y a quelque chose qui cloche, répété-je.
– Mais elle a perdu la tête, ajoute le chat. Elle radote.
– C'est une overdose de Nutella, renchérit Johanne. Ça fait cet effet-là.
– Chut... »
Je lève la main pour les faire taire, je me concentre. Voir au delà-des apparences. Il y a vraiment quelque chose qui cloche.
« La dalle, dis-je à voix basse.
– Quoi, la dalle ? demande Johanne qui a toujours eu une bonne oreille.
– Il y a un truc qui cloche avec la dalle. 
– Il faut vraiment qu'elle arrête le Nutella. Elle a des hallucinations », chuchote le Chat.

Le hall qui nous accueille continue de trembler de toutes parts, mais nous nous accroupissons toutes les trois de concert.
« C'est une dalle, elle est un peu ébranlée, c'est tout... » constate Melliane.
Ebranlée... Ce mot trouve un écho lointain en moi, la silhouette floue d'un "quelque chose" qui serait la clé mais qui se refuse à sortir. Ebranlée...

« Je n'arrive pas à me souvenir... "L'ébranleur du sol"... Ça ne vous dit rien ? »
Elles secouent toutes les trois la tête. Mémoire, mémoire... Pourquoi est-ce que je n'ai pas un Gouti comme le Malone de M. Bussi pour entretenir la mienne. Les années passent, et les tiroirs de ma mémoire se ferment à double tour. Il me manque quelque chose. Si seulement j'avais un Gouti pour m'aider à me souvenir... Et une Marianne Augresse pour relier les différentes pièces. Michel Bussi a su créer une sacrée équipe pour son roman. D'une efficacité redoutable, tout comme sa trame aux tonalités policières.

« Poséidon ! L'Ebranleur du sol ! C'est lui !
– La dalle lui est tombée sur la tête ou quoi ? murmure le Chat.
– Promis, j'arrête le Nutella, annonce Johanne.
– Poséidon, l'Ebranleur du sol, le dieu qui sort de la terre ou de l'eau par une fissure...
– Et ? s'enquiert Melliane. C'est un mythe ça !
– Mais les mythes ont toujours un fond de vérité ! », répliqué -je.

La salle tremble de plus belle, des cris retentissent autour de nous. Les portes sont toujours closes. La plaque de carrelage semble soudain prendre vie. C'est infime, un frémissement à peine aussi prononcé qu'un battement de cœur.

« Reculez ! »

En moins d'une seconde, nous nous sommes éloignées de plusieurs mètres, et attendons, immobiles, alors que la foule du hall continue de courir et de s'agiter autour de nous.

Une lueur, d'abord ténue, puis plus vive pour finir par être aveuglante commence à jaillir des contours de cette dalle. Je savais qu'il y avait quelque chose d'anormal.

samedi 11 avril 2015

Le pingouin, Andreï Kourkov

A Kiev, Victor Zolotarev, journaliste au chômage, et son pingouin dépressif Micha, rescapé du zoo, tentent péniblement de survivre. Lorsque le patron d'un grand quotidien offre à Victor d'écrire les nécrologies de personnalités pourtant bien en vie, celui-ci saute sur l'occasion. Mais un beau jour, ces « petites croix » se mettent à disparaître à une vitesse alarmante... Crimes commandités par la mafia ou règlements de comptes politiques ?

Je crois qu'on devrait tous avoir un pingouin en tant qu'animal domestique. Les chiens et les chats sont très surfaits, un pingouin, c'est réellement mieux. Ça ne fait pas de bruit, ça ne coûte pas cher en chauffage, et accessoirement, on peut le louer pour donner un côté extraordinaire aux enterrements : pas besoin de lui enfiler un costume, il est déjà habillé pour l'occasion, et inviter un pingouin à un enterrement est très prisé, du moins dans l'Ukraine post-soviétique.

Victor a adopté Micha, son pingouin, dans le zoo de Kiev en faillite. Ecrivain raté qui peine à arrondir les fins de mois, il a vu dans le regard de son nouveau compagnon l'issue à sa solitude. Mais les fins de mois sont vraiment difficiles, surtout lorsqu'on a plus une mais deux bouches à nourrir. Sans vraiment réfléchir, Victor accepte le travail de « petites croix », élaborer des nécrologies de personnalités pourtant bien en vie.

Notre écrivain se retrouve plongé dans le cœur de ce pays qui tarde à se relever de ses cendres. Mafia, armes, personnes disparues, une enfant qui lui tombe sur les bras, fuir, se cacher, refaire sa vie, revenir à la surface, un sac plein d'argent... Rien d'anormal pour Kiev. Rien d'anormal pour Victor qui est blasé. Pourquoi le lecteur devrait-il donc s'étonner du fait que le pingouin (d'ailleurs, quoi de plus normal qu'un pingouin dans un appartement, n'est-ce pas ?) ait besoin d'une greffe du cœur ? Victor n'est pas surpris, et met tout en œuvre pour sauver son ami. Je n'ai pas été surprise, tout est tellement normal...

Bien loin d'être un roman drôle, ce sont des lignes assez tristes qui défilent sous nos yeux. Comment rire de cette Ukraine hasardeuse qui chercher à se reconstruire et à échapper aux mains des puissants? Comment rire de Nina qui s'installe chez Victor sans amour mais faute de mieux? Comment rire de Victor qui l'accueille sans illusions mais qui lui est reconnaissant de cette chaleur qu'elle lui apporte dans cette ville si froide? Tout n'est que question de survie. Pour tous. Tout n'est que banalités, simples faits anodins. Malheureusement.

Comme à mon habitude avec Kourkov, j'ai aimé ce Pingouin. J'ai aimé ce portrait au vitriol de cette Ukraine. Si Kourkov avait été un personnage de son roman, il aurait été indubitablement une de ces petites croix à abattre. Son regard est trop perçant, et sa plume beaucoup trop juste. Un régal.


samedi 4 avril 2015

La Bibliothèque des coeurs cabossés, Katarina Bivald

Tout commence par les lettres que s'envoient deux femmes très différentes : Sara Lindqvist, vingt-huit ans, petit rat de bibliothèque mal dans sa peau, vivant à Haninge en Suède, et Amy Harris, soixante-cinq ans, vieille dame cultivée et solitaire, de Broken Wheel, dans l'Iowa. Après deux ans d'échanges et de conseils à la fois sur la littérature et sur la vie, Sara décide de rendre visite à Amy. Mais, quand elle arrive là-bas, elle apprend avec stupeur qu'Amy est morte. Elle se retrouve seule et perdue dans cette étrange petite ville américaine. Pour la première fois de sa vie, Sara se fait de vrais amis - et pas uniquement les personnages de ses romans préférés -, qui l'aident à monter une librairie avec tous les livres qu'Amy affectionnait tant. Ce sera pour Sara, et pour les habitants attachants et loufoques de Broken Wheel, une véritable renaissance. Et lorsque son visa de trois mois expire, ses nouveaux amis ont une idée géniale et complètement folle pour la faire rester à Broken Wheel.
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Résumé des Chroniques de la Liste-noire-des-livres-interdits.
Une sombre menace plane sur nos livres-chéris, sur ces ouvrages qui nous transportent jusqu'à pas d'heure dans la nuit et nous font rêver encore et encore dans la journée : les Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre les ont déclarés « dangereux pour l'humanité », et nous somment, nous, les humbles lecteurs, de les leur livrer. Voici l'histoire de notre rébellion! 
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Salon du Livre de Paris

J'entre enfin dans le grand hall du salon, et une vague oppressante de chaleur m'assaille. Il y a du monde, beaucoup de monde. Une véritable marée humaine. Point positif, me fondre dans la masse va m'être facile. Point négatif, je déteste la foule. J'espère que ce n'est pas là un signe de mauvaise augure et que je ne vais pas griller dans le feu de l'enfer des Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre.

Malgré le climat tropical ambiant, je remonte encore un peu plus mon étole jusqu'à recouvrir mon nez. En me préparant ce matin, j'ai hésité à prendre mon écharpe-commando, celle dans laquelle j'ai percé deux trous pour ne laisser apparaître que mes yeux. Niveau anonymat, j'aurais eu tout bon. Niveau discrétion, j'en suis moins sûre. Je croise les doigts si fort que mes jointures blanchissent : j'espère que mon physique passe-partout me permettra de mener à bien ma mission. Au cas où, je remonte encore un peu mon écharpe.

J'avance prudemment en slalomant entre différents groupes de lecteurs qui sont plongés dans des conversations animées. Je tends l'oreille et capte quelques mots au passage. Je me joindrais bien à eux, mais m'oblige à continuer à avancer. Ne pas se disperser... Penser à la mission... Et aucun n'a le physique d'Aiden... Je serre un peu plus mon sac cabas tout contre moi. Il est jaune moutarde, et les bords sont un peu usés. J'ai pris ce que j'avais de plus grand à la maison. C'était ça ou ma valise. La capacité de stockage était tentante, mais ses roulettes ont tendance à grincer. DIS-CRE-TION. Mon vieux sac était le plus approprié. Je lève le rabat d'un petit geste sec pour vérifier que je peux l'ouvrir facilement. C'est bon.

Un homme corpulent me percute avec son épaule et marmonne quelques paroles fleuries. Quelques pas maladroits me permettent de rétablir mon équilibre. Je retiens le cri qui menace de s'échapper de ma gorge, mais le regard que me jette l'individu fait que ma vessie est sur le point de se rebeller. Le reflet d'un regard inhumain, cruellement divin, me transperce.

Je presse le pas pour me soustraire à ces pupilles qui me foudroient. Ce n'est peut-être rien, juste un regard lancé sous le coup de la colère, mais on ne sait jamais.

Les premiers stands sont derrière moi. Des piles de livres aux couvertures colorées s'entassent sur des tables. Je suis passée à côté de Roanne qui dédicaçait son livre, mais ne me suis pas manifestée. Discrétion et efficacité sont mes mots d'ordre.

Un stand présente une édition revue et corrigée d'Orgueil et Préjugé. Je fourre un exemplaire dans mon sac. C'est pour ça que je suis là. Ce salon est une concentration d'ouvrages susceptibles d'apparaître sur la liste-noire-des-livres-interdits, et je me suis fixée pour objectif d'en sauver le plus possible. D'où mon grand sac.

J'aperçois Melliane quelques stands plus loin. Elle me fait un grand sourire et se ressaisit aussitôt, réfrénant l'expression de joie qui avait pris possession de son joli visage. Sa veste sur le bras, elle fait mine de se promener nonchalamment à travers les livres. Mais je sais qu'il n'en est rien. Aujourd'hui, nous oeuvrons ensemble, mais séparément. Nous serons plus efficaces ainsi et couvrirons plus de terrain. Elle me fait une drôle de signe avec la main, et je fronce les sourcils. On a mis au point des codes, sauf que j'ai du mal à identifier celui-ci. Est-ce un « Tout va bien » ou un « J'ai envie de faire pipi » ? Je fronce encore plus les sourcils, et je vois qu'elle lève les yeux au ciel en signe d'exaspération. Je ne comprends absolument pas ce qu'elle veut me dire. Il va falloir qu'on retravaille tout cela.

Je m'arrête soudain devant la table la plus proche. Y trône « La bibliothèque des cœurs cabossés » de Katarina Bivald avec sa couverture si mignonne. Un rapide coup d'oeil autour de moi, et hop, dans mon cabas. Celui-ci, il faut le sauver.

Il réunit tous les critères pour la liste-des-livres-interdits. C'est un livre qui fait du bien, de ces ouvrages qu'on a envie de retrouver le soir après une journée intensive de boulot, qui vous caresse le cœur, qui vous accompagne de leur douce musique à travers un monde où les bons sentiments sont de mise. On pourrait lui reprocher une certaine naïveté, une candeur dénuée du cynisme et de la jalousie qui caractérisent le genre humain, mais moi, j'ai envie de croire en un monde tel que celui-ci. J'ai envie de croire qu'il existe des villages comme cela, où les gens sont prêts à tout pour changer et évoluer. Pour aimer... J'ai envie de croire au pouvoir salvateur des livres, au salut par la lecture... À la vie dans la lecture. À l'âme de tous ces livres auquel ce roman fait référence. C'est ce qui anime notre lutte finalement. Parce que oui, tout est prévisible, mais je me suis retrouvée en Sara et son amour des livres. Un livre, un moment... Et j'ai aimé Caroline et ses principes qui s'effritent peu à peu pour devenir une lionne prête à défendre les siens. J'ai aimé ce village qui réapprend à respirer, cet air que Sara insuffle peu à peu avec ses livres chargés d'histoire dans ces êtres qui ont trop souffert. Et j'ai retrouvé cette lecture, soir après soir, pour me plonger dans cet bulle protectrice bien loin de ma frénésie professionnelle. Oui, il mérite d'être sauvé.

Mon téléphone vibre dans ma poche. Je l'en extirpe à grand peine. C'est Melliane.
« Le Chat et Johanne sont là ».

Je pousse un soupir de soulagement. Notre quatuor est opérationnel. J'aperçois la chevelure flamboyante du Chat qui se déplace au milieu des professionnels. Comme si de rien n'était, elle ouvre son sac-à-dos et y glisse un ouvrage dont je ne distingue pas le titre. Notre lutte est engagée... 

Nous nous mouvons comme des ombres dans cette salle comble à la recherche d'ouvrages à sauver. Johanne vient de passer devant moi, et son visage n'a pas trahi notre lien. Elle est forte, notre équipe. C'est une victoire qui nous attend à la fin de cette journée, je le sens. Les Dieux n'oseront pas agir ici, au su et au vu de tous. Pas besoin d'un Aiden finalement, nous sommes tout aussi efficaces sans !

Je continue mon avancée et souris doucement en voyant Roanne signer ses autographes. Elle est à l'abri... En sécurité...

Je butte soudain contre une plaque de carrelage mal scellée sur le sol. Je la fixe pendant quelques secondes. Mon instinct hurle à mon cerveau que quelque chose ne va pas. Le sol et les murs se mettent à trembler. Un grondement sourd déchire l'air...