samedi 23 janvier 2016

Le quatrième mur, Sorj Chalandon

L'idée de Samuel était belle et folle : monter l'Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé.
Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m'a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l'a fait promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre ne m'offre brutalement la sienne …

Dans le monde du spectacle, le quatrième mur est ce mur imaginaire qui sépare les acteurs du public, ce mur qui sépare l'univers que l'on joue, dans lequel on s'immerge, de la réalité, ce mur qui protège de la beauté mais aussi de la laideur du monde.

Jusqu'à maintenant, ce que j'avais pu lire de S. Chalandon avait été synonyme de « claques ». Au pluriel. Profession du père m'avait bouleversée, Mon traître m'avait embarquée et avait fait vibrer mon âme.

En attaquant le Quatrième mur, je m'attendais à ressentir la même chose. Tout de suite. Dès la première page. Mais ce ne fut pas le cas. Alors le scepticisme m'a gagnée. L'aspect politique, déjà présent dans Mon Traître et dans Profession du Père était là. Encore. J'avais du mal à voir où l'auteur voulait en venir, je peinais à m'attacher à ces personnages qui évoluaient sous mes yeux.

Et puis, d'un seul coup, sans que je m'en rende compte, j'ai basculé.

Je crois que d'une certaine façon, j'ai franchi le quatrième mur qui me préservait de la réalité du roman, un peu comme Georges qui franchit ce mur et voit. Enfin. Il ouvre les yeux sur Beyrouth. 

Les mots ont décollé, ont pris leur envol, et la claque m'a percutée. Enfin non, pas une claque. Un coup de poing, un vrai. Un choc littéraire qui foudroie le cœur. Parce qu'il ne peut en être autrement.

Je suis admirative de la plume de M. Chalandon qui est capable d'insuffler une telle force à son récit. Evoquer la guerre, les bains de sang, le pari fou de faire s'allier, pendant une pièce de théâtre, des ennemis mortels est une tâche difficile, complexe, délicate. S'allier pour oublier les divergences religieuses ou politiques, dresser un quatrième mur, symbole de ce que devrait être l'Humanité.

Dans ce récit, pas de fioritures, pas de faux ornements. L'essentiel, juste l'essentiel. Comme cette humanité après laquelle court le narrateur, cette quête de l'Homme. Et sans m'en rendre compte, j'ai pleuré dans cette salle d'attente. J'ai pleuré pour Imane, j'ai pleuré pour Louise, pour Samuel, pour Georges, pour les autres. Le quatrième mur ne me protégeait plus et la réalité explosait, tout comme les bombes qui s'abattaient sur Beyrouth. J'ai pleuré pour Antigone, je me suis replongée dans le texte d'Anouilh inséré par bribes dans le récit, parce que cette histoire est universelle et que le symbole est beau.

Quelle habilité pour parler de l'horreur qui dévore les entrailles... 
Quelle habilité pour parler de l'inhumain... 
Et quelle habilité pour parler de frères, d'amour au-delà des différences.


Et la déception s'est envolée pour faire place à un profond sentiment de gratitude. Que les mots peuvent être puissants... 

lundi 18 janvier 2016

October Daye, La malédiction de la rose, tome 1, Seanan McGuire

Quand je compris ce qu'elle était en train de faire, il était déjà trop tard. J'avais entendu le début de l'incantation... je devrais l'écouter jusqu'à la fin.

J'avais tout pour être heureuse : un mari, une petite fille, un job... Une vie normale, quoi. Sauf que je suis une changeling, je suis à moitié faëe.
J'ai tout perdu, d'un coup, d'un seul, et tente de me reconstruire. Je ne demande rien à personne et m'occupe de mes oignons... Seulement, rester sourde à la magie lorsqu'elle coule dans vos veines n'est pas si simple. Merci sortilège, me voici obligée de poursuivre un assassin !

C'est Melliane qui m'a fait découvrir "October Daye". Un colis pour Noël, bien replet de livres, parmi lesquels se trouvait La malédiction de la Rose. Melliane me fait découvrir des romans d'urban fantasy que je ne connais pas du tout, et c'est toujours un véritable bonheur. Enfin, sauf quand elle me nargue avec les tomes 3 et 4 de Meg Corbyn, là, c'est de la torture pure et simple... Mais c'est une autre histoire...

C'est d'ailleurs une de ses chroniques qui m'a donné envie de sortir le tome 1 d'October Daye de ma Pal, elle semblait tellement enthousiaste ! Et après avoir lu ce premier tome, je la comprends.

Ce premier tome pose les bases d'une histoire qui semble très prometteuse. Certes, il y a quelques longueurs, un monde difficile à appréhender (les différentes familles de Faës, la hiérarchie, les personnages secondaires) qui rendent la première partie un peu lente par moment. Mais quand arrive Devin, tout s'accélère et l'histoire prend tout de suite une autre ampleur. Les lenteurs du début s'expliquent d'ailleurs assez facilement, l'auteure avait besoin de dresser les fondations d'un monde très riche et il fallait qu'elle le fasse pierre après pierre. Je crois que si tel n'avait pas été le cas, je me serais un peu perdue dans la vague d'informations qui déferle.

Passé ce premier cap, October Daye occupe tout l'espace. Le rythme s'accélère brutalement, parfois à en perdre le souffle. Je n'ai pas pu m'empêcher de grimacer devant la malchance d'October : s'il y en a une qui peut s'interroger sur son karma, c'est bien elle. Elle cumule les mésaventures et autres mauvaises rencontres mais ne baisse jamais les bras, affrontant les évènements à la seule force de caractère. Sans m'en rendre compte, je me suis attachée à ce petit bout de changeling, insignifiante aux yeux de tous, mais qui pourrait bouleverser tout l'équilibre.

Et me voilà séduite par cette saga ! Bon, je m'attends au pire, parce que Melliane m'a annoncé que seuls les deux premiers tomes avaient été traduits. Je devine quelle est son intention : m'obliger à lire en anglais ! On crée une addiction et hop, on glisse de l'anglais comme ça, comme si de rien n'était ! Mais j'espère le trouver en espagnol ! Je résisterai !


samedi 9 janvier 2016

La vérité sur l'Affaire Harry Québert, Joël Dicker


À New York, au printemps 2008, alors que l'Amérique bruisse des prémices de l'élection présidentielle, Marcus Goldman, jeune écrivain à succès, est dans la tourmente : il est incapable d'écrire le nouveau roman qu'il doit remettre à son éditeur d'ici quelques mois. Le délai est près d'expirer quand soudain tout bascule pour lui : son ami et ancien professeur d'université, Harry Québert, l'un des écrivains les plus respectés du pays, est rattrapé par son passé et se retrouve accusé d'avoir assassiné, en 1975, Nola Kellergan, une jeune fille de 15 ans, avec qui il aurait eu une liaison. Convaincu de l'innocence de Harry, Marcus abandonne tout pour se rendre dans le New Hampshire et mener son enquête. Il est rapidement dépassé par les événements : l'enquête s'enfonce et il fait l'objet de menaces. Pour innocenter Harry et sauver sa carrière d'écrivain, il doit absolument répondre à trois questions : Qui a tué Nola Kellergan ? Que s est-il passé dans le New Hampshire pedant l'été 1975 ? Et comment écrit-on un roman à succès ?

Décembre 2015.

Aujourd'hui, j'ai rendez-vous avec un livre. En réalité, j'ai rendez-vous avec mon frère, mais j'ai aussi rendez-vous avec un livre, parce que voyez-vous, pour aller chez mon frère, je dois prendre l'avion, et qui dit avion dit aéroport, qui dit aéroport, dit attente. J'aime l'attente dans les aéroports. Elle est longue, très longue parfois, mais elle est surtout synonyme de temps, beaucoup de temps sans craindre d'être dérangée. Alors, j'ai rendez-vous avec un livre, épais, qui m'appelait depuis plusieurs mois, mais que j'ignorais, parce que trop épais justeùent. Et ce rendez-vous a été réussi. Franchement réussi. L'un de mes meilleurs rendez-vous 2015.

Cela commence comme un thriller à l'américaine, un écrivain qui a connu un succès fulgurant et voit le spectre de la page blanche lui promettre oubli et descente aux enfers. Marcus Goldman n'est pas ce qu'il semble être. A dire vrai, lui-même ne sait pas vraiment ce qu'il est réellement. Il ne l'a jamais su. Il s'est forgé un personnage et ce personnage l'a rattrapé. L'imposture mariée au doute l'agresse. Pour sortir de cette mauvaise passe, il doit retourner à l'essentiel, il doit retourner aux origines. Et le seul qui a toujours su voir derrière ce masque qu'il arborait fièrement est Harry Québert, son ancien professeur et écrivain consacré.

Mais personne n'échappe à son passé, personne. La fuite est un leurre, une façon de retarder le temps. Mais il est implacable, tapi dans l'ombre, prêt à vous plaquer au sol et à reprendre ses droits. Harry Québert est accusé de meurtre. Son mentor est accusé de meurtre. Une sombre affaire de 1975. Tout l'accuse. Et ses échéances éditoriales deviennent plus pressantes. La page blanche devient un monstre prêt à le dévorer. Sa carrière sera ruinée. Il sera ruiné. Sa vie sera ruinée. Il ne peut plus jouer à qui il n'est pas. Tout s'enchaîne, tout se mélange. Il lui faut découvrir le fin mot de l'histoire. Découvrir la vérité pour sauver leur avenir. Celui d'Harry et le sien.

J'avais lu beaucoup de critiques sur ce roman, certaines dithyrambiques, d'autres plus mitigées. Pour ma part, j'ai adoré. Je me suis laissée prendre au jeu de cette enquête et de ces rebondissements, de ces personnages qui dissimulent plus qu'ils ne dévoilent, de ce jeu de faux-semblants et au fil de spages, j'ai cherché à reconstituer ce qui était arrivé à la petite Nola. 

Effectivement, certains ressorts de l'histoire sont faciles, parfois prévisibles, d'autres sont complètement aboutis et déstabilisants. La langue est moderne, parfois maladroite, mais elle dépeint parfaitement un livre écrit dans l'urgence, le livre qu'écrit Marcus Goldman sur son ami. Et moi, j'ai complètement adhéré. Jusqu'au bout. La société éditoriale américaine est décrite sans complaisance, tout comme la justice. Ce n'est pas une simple enquête policière, c'est un portrait d'une Amérique avide de détrôner ses dieux, une Amérique qui flirte avec le voyeurisme, une Amérique qui cherche un exutoire, l'Amérique de l'argent et des gens bien pensants au jugement trop rapide. Mais aussi une Amérique qui sait se montrer solidaire, une Amérique chaleureuse, une Amérique aimante.


Un véritable page-turner d'une efficacité redoutable. Et un super moment à l'aéroport !

dimanche 3 janvier 2016

La mauvaise surprise du jour: un blog, qui a vu le jour en 2015, sur une autre plateforme, porte le même nom que le mien: Livre-vie.

Le monde est petit, l'imaginaire restreint, l'élégance rare... 


Va et poste une sentinelle, Harper Lee

Jean Louise Finch, dite « Scout », l’inoubliable héroïne de « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, » est de retour dans sa petite ville natale de l’Alabama, Maycomb, pour rendre visite à son père, Atticus. Vingt ans ont passé. Nous sommes au milieu des années 1950, et la nation se déchire autour des questions raciales. Confrontée à la société qui l’a façonnée mais dont elle croit s’être affranchie en partant vivre à New York, Jean Louise va découvrir ses proches sous un jour inédit…

A l'occasion de la sortie évènement de ce roman dont on a très longtemps ignoré l'existence, les éditions Grasset ont publié une nouvelle fois « Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur », roman qui a marqué son temps en devenant un incontournable de la littérature américaine. À la fin de l'ouvrage, ils ont introduit une note explicative, rappelant les aventures éditoriales de l'auteur et éclairant certains points de « Va et poste une sentinelle », une bonne façon de préparer le lecteur à découvrir cet inédit. Je ne peux que les remercier de l'avoir fait, ils m'ont permis d'aborder le texte sous un autre jour, et ainsi, d'éviter un jugement trop hâtif.

L'action se déroule vingt ans après « Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur » mais le roman a été écrit avant. Il est important d'avoir ce détail en tête avant de se plonger dedans, car s'il s'agit d'une suite temporelle, elle ne l'est en rien dans l'écriture, et cela explique, à mon avis, certaines déceptions que j'ai pu lire à son sujet.

L'on retrouve donc les personnages qui ont fait vivre « Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur », Jean Louise, Atticus, Calpurnia sont bel et bien présents, mais les choses ont changé, le monde a changé. Rien d'anormal. La terre tourne, le temps passe, le monde évolue. Mais il a parfois bien du mal à s'adapter à ces évolutions, pour ne pas dire à les accepter.

Qu'il est difficile de grandir et de ne plus vivre protégée par la cuirasse de l'enfance ! Qu'il est difficile de voir les autres vieillir et de se rendre compte que finalement, ce ne sont que des êtres humains ! Qu'il est difficile d'accepter que les mentalités restent parfois enlisées la boue d'il y a un siècle ! Qu'il est difficile de voir les combats à mener, les luttes intestines alors que l'on voudrait juste être blottie dans les bras bienveillants de ceux qu'on aime, ces mêmes bras qui désormais nous rejettent...

La lecture de ce roman m'a déstabilisée dans un premier temps. Je ne retrouvais pas complètement ce qui m'avait charmée dans « Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur », mais garder à l'esprit qu'il s'agissait là d'une sorte d'essai, des balbutiements finalement de ce qui ferait la force ensuite du roman phare, m'a offert une autre lecture du texte. Parce que c'est ainsi à mon avis qu'il faut l'aborder : oui, il y a quelques incohérences, oui, parfois l'auteure erre un peu, oui, les discours peuvent être choquants parfois, lents aussi... Mais quelle force malgré tout dans ce récit ! Quelle acuité aussi ! Et dire que l'auteure voulait le laisser enfermer dans un tiroir... Que cela aurait été dommage !

Dans ce texte, si l'on lit entre les lignes, se dégagent tous les piliers de « Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur », les fondations, la naissance en quelque sorte, mais pas simplement. Ce récit porte un regard acéré sur cette société qui palpite, divisée entre passé et présent, entre tradition et modernité. Vibrent des interrogations qui auraient pu déranger à l'époque et qui dérangeront certainement encore dans un futur proche. Comment faire évoluer les choses ? Les mots suffisent-ils ? Les poings sont-ils nécessaires ? Et la justice dans tout cela ? Le droit est-il une réponse possible ? A-t-il des limites ? Qu'en est-il de la religion ?

Le résultat est simple, j'ai adoré cette lecture malgré ses défauts, l'on sent dans ce texte toute l'énergie qui animera ensuite "Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur", sans la protection de la candeur de l'enfance. Scout bien grandi, elle est une femme maintenant, et ne peut plus se cacher derrière sa salopette tachée d'herbe. Il est temps d'ouvrir les yeux... Mais que la tâche est rude! Notre monde en fait l'expérience tous les jours.

Bonne année à tous! Beaucoup de bonheurs livresques pour 2016 et de bonheur tout court!